intro

 A la toute fin du Moyen Age les couches les plus privilégiés et le peuple, qui avaient encore en commun un grand schéma mentaux et certaines représentations, connurent une véritable rupture. En témoigne les XVIe et les premiers XVIIe siècles qui constituèrent le moment où la charge commune de l’Etat et de l’Eglise, en somme des élites, fut la plus forte. La culture et les mœurs populaires étaient alors devenues intolérables pour les défenseurs de l’orthodoxie chrétienne, ravivée par les deux réformes d’une part, mais également par des pouvoirs centraux en quête de légitimation d’autre part.[1]

Cette période de grande violence fut celle, partout en Europe, des buchers où brulaient les représentants de cette culture, ou ceux désignés comme tel, de cette religion situé en dehors de la vision du christianisme qu’avaient les autorités. Il s’agissait alors d’une véritable mise au pas culturelle. Parallèlement à cela, et dans la même volonté de régulation de la société et d’élimination de la l’appareil judiciaire se fait plus implacable, et les peines plus lourdes. Les corps suppliciés rappelant que quiconque porte atteinte à l’ordre des choses tel que l’établie fait preuve de lèse-majesté. Ce concept est indissociable de l’absolutisme, il en est le pendant judiciaire. La justice criminelle étant donc de « clef de voute » à la mise en place l’étant moderne[2] durant ce que R. Muchembled appelle le « temps des supplices » [3]

Cependant la seconde moitié du XVIIe siècle voit une baisse de la radicalité des pratiques judiciaires, le temps est au compromis. Le dernier siècle de l’époque moderne marque en effet la « défaite » des anciennes pratiques. La culture populaire n’est plus que l’ombre d’elle-même et n’est plus jugée dangereuse[4]. Selon Jacques Revel, il s’agit d’une évolution dans le regard que les élites portent sur les couches populaires : « On glisse donc progressivement de l’exercice d’une magistrature qualifiée à la mise en œuvre d’une distinction de nature socioculturelle. »[5].

Cette évolution prépare en quelque sorte l’avènement des folkloristes et des premiers anthropologues. Puisqu’en train de mourir, la culture populaire peut être regardée avec une certaine indifférence. Et, lorsqu’elle n’existe plus qu’à l’état de traces, le regard froid et ironique des lumières se change alors en une curiosité scientifique avec la possibilité d’embaumer le cadavre de la bête jusque là redoutée. Mais c’est également par ce que la révolution française à voulu faire du peuple une entité agissante, et non plus un troupeau qu’il faut surveiller et discipliner que ces études deviennent possibles. Les travaux de groupes comme l’Académie celtique, sont les prédécesseurs de ceux des folkloristes de la fin du XIXe siècle qui, à l’image d’A. Van Gennep, cherchent à recenser méthodiquement les pratiques encore en cours.

Pour que les historiens s’emparent du sujet il faut attendre les Annales, qui, en voulant reconstruire une histoire du peuple ont rendu légitime l’étude de tels sujets.[6] Cependant le terme de « mentalité » n’est pas un terme propre à la science historique, elle résulte d’un emprunt aux sciences sociales et plus particulièrement de l’ethnologie (Levy-Bruhl, 1922) ce terme est utilisé alors pour désigner les « mentalités primitives ». Mais, et cela malgré l’existence de pionniers comme Philippe Aries, il faut attendre les années 1970 pour que l’histoire des mentalités passe au devant de la scène, prenant alors une place comparable à celle occupée par l’histoire sociale durant les années 30.

L’histoire des mentalités est très liée avec l’école des annales, en effet les historiens des mentalités utilisent les méthodes qui ont fait leurs preuves avec l’histoire économique et sociale, notamment la mise en série qui permet d’éclairer des champs aussi diverses que l’attitude face à la mort ou à la parenté, le sexe ou l’alimentation. Toujours dans l’idée de la filiation à l’école des annale il est à noter l’adaptation par George Duby[7] des trois temps braudelliens de l’histoire à l’étude des mentalités. Le temps court correspondant aux émotions vives et aux rumeurs, le temps moyen aux croyances partagées au sein d’un groupe, et enfin le temps qui sont les cadres structurels qui déterminent les mentalités au delà de l’événement. Autre figure marquante de ce mouvement : Michel Vovelle. Sa contribution consiste principalement à articuler les mentalités de manière diachronique, notamment en repérant les évolutions et les crises. Par un dépouillement massif de testament il parvient à observer l’évolution de l’attitude face à la mort en Provence[8]. Ce courant s’inscrit également dans le structuralisme puisqu’il entend établir les grands cadres mentaux des différentes périodes, et permet même d’effectuer un rapprochement entre l’histoire et la psychanalyse.

Cependant les années 1990 marquèrent les premières oppositions. Par exemple en Lloyd[9] propose trois critiques à ce type d’histoire. Premièrement elle privilégie les structures stables et les oppositions aux évolutions, moins facilement détectables. Et les généralisations poussées à l’extrême qui éloignent de l’individu. Ensuite l’étude des mentalités ne serait qu’une description de ces dernières sans réelles explication de la part de l’historien. Enfin « lorsque l’on établie des analogies entre les systèmes de croyances en général, il est essentiel que les termes de la comparaison restent identiques »[10]. Cependant, malgré un certain reflux,  l’objet « mentalité » reste toujours exploité, même si il l’est désormais plus souvent aux seins de l’histoire culturelle, notamment à travers la notion de « représentation »[11].

 

Une des principales problématiques de l’histoire des mentalités et des représentations populaires vient de l’absence de sources. En effet la population concernée étant largement analphabète et n’ayant pratiquement pas laissé de traces, il est nécessaire d’utiliser des écrits secondaires pour tenter. Cependant convient donc de rester très prudent face à eux, et de ne tirer des conclusions qu’en gardant à l’esprit cet état de fait. Les descriptions faites par le juge, l’homme des Lumières ou l’ecclésiastique doivent faire l’objet d’une analyse poussée pour séparer de lieu commun de la véritable description. Il s’agit en effet « d’une histoire d’un silence »[12]. C’est donc ce silence qu’il s’agit de percer. Il faut le contourner, reconstruire des phénomènes avec des éléments épars, divers, souvent trompeurs, « effectuer un travail en négatif ou filagramme »[13]. De même, l’approche se doit d’être pluridisciplinaire, la plupart des sciences humaines, telle que l’anthropologie, la sociologie et bien sûr les folkloristes ayant eux mêmes réfléchit au sujet des croyances et pratiques populaires. Ce que se doit d’apporter l’historien, c’est la temporalité. Il ne doit pas, si possible, se contenter de décrire le phénomène à une date donnée, mais essayer de débusquer les évolutions.

L’extrême Sud est de la France est une terre où la contre-réforme fut très vive, les nouveautés venues d’Italie s’y implantant naturellement plus rapidement que dans le reste du royaume. Dans cette période chainière du début de la fin du XVIIe siècle, alors que la phase la plus violente de la lutte contre la culture populaire s’achève ; une nouvelle vision de la culture populaire se construit. Mais cette dernière est peu à peu transformée en une culture de masse, version popularisée de la culture des élites[14]. Dans le cadre d’une région particulièrement marquée par la réforme tridentine, durant cette période charnière il peut être intéressant de voir quelles sont les pratiques et les croyances encore présente malgré le double effort de l’Eglise et de l’Etat pour les déraciner, ainsi que de voir les quelles sont les plus farouchement combattues et lesquelles sont tolérées malgré une opposition avec les dogmes en vigueur, mais également de voir comment les efforts de l’Eglise pour imposer une nouvelle image d’elle-même et de ses serviteurs à réussis à s’imposer.

 

Le but initial de ce travail était d’étudier les superstitions dans le sens de religions, rites et croyances populaire. Comme il est dit plus haut le problème principal fut celui des sources, mais également de l’importante bibliographie déjà écrite sur le sujet à partir de font tels que la littérature de colportage[15] ou les archives épiscopales[16]. Cependant les registres criminels de la sénéchaussée de Grasse n’avaient pas été étudiés de ce point de vu. L’importance de la justice criminelle dans le cadre la mise en place de l’état absolue et la lutte contre les anciennes pratiques pouvait mener à des exemples dignes d’intérêt.

Après avoir dépouillé une dizaine d’année d’archive il a fallu se rendre à l’évidence, la source, ou la période, ne se prêtait pas à une telle étude. Le fond était  assez riche en affaire de toutes sortes, beaucoup de violence, des vols, quelques notaires véreux, une affaire de fausse monnaie et même un cas d’espionnage. Cependant rien concernant d’éventuelles superstitions ou manifestation d’une ferveur populaire. Nous avons donc décidé de changer l’optique du sujet pour une étude de cas, tout en gardant à l’esprit la volonté de travailler sur les mentalités et les représentations populaires, délaissant en revanche les superstitions, les rites et les croyances populaires.

Le procès de Jacques Patrice, prêtre de Vallauris nous a semblé intéressant. En effet le cas d’un prêtre adultère, blasphémant et battant ses parents auraient pu être la base d’une étude sur l’histoire de la famille et des mœurs. Cependant au fur et à mesure du dépouillement de l’archive, il est apparu que ce procès de 1704 dépassait ce cadre et permettait d’élargir vers d’autres questions. En effet les accusations sont déclarées mensongères à la fin du procès, et une enquête est ouverte à propos d’un complot monté par des ecclésiastiques ayant pour objet la procession d’un bénéfice. Cependant le but de cette étude n’est pas de chercher à savoir si il s’agit d’un véritable complot ou si le Vicaire de Vallauris à réellement commis les actes dont il est accusé, refaire ce procès à trois cents ans de retard n’aurait aucun intérêt

Ce cas nous donne également à voir une grande variété des témoins. En effet loin d’êtres toutes issues d’une même classe sociale, les personnes auditionnées peuvent aussi bien venir de la petite notabilité que des couches les plus basses de la population. Cependant les différentes dépositions nous montrent que ces différents groupes ne sont pas cloisonnés les uns par rapport aux autres et peuvent largement interagir. La ville de Vallauris de connais pas de fermeture étanche entre les groupes sociaux, tout du moins jusqu’au niveau de la petite bourgeoisie issue des professions libérales. Une femme de matelot pouvant très bien servir d’entremetteuse entre un notaire et une fille de chirurgien.

Ce qui importe est donc de percevoir quelle est l’image que se fait un village provençal de ce qu’est un comportement acceptable ou non. Et cela en fonction de la personne impliquée, ce qui est acceptable pour un ménager ne l’étant pas forcement pour un prêtre. De même il faudra comprendre comment et pourquoi un complot peut être monté contre un ecclésiastique. Cette étude de cas permet donc d’appréhender  la perception de la justice, de la norme et de la fonction ecclésiastique que pouvait avoir les habitants d’une petite ville du sud est de la France au début du XVIIIe siècle que



[1] MUCHEMBLED Robert, L’invention de l’homme moderne, Fayard, Paris, 1988

[2] LEVY René, ROUSSEAU Xavier, « Etat et justice pénale : un bilan sur l’histoire du crime et de la justice criminelle » in Douze ans de recherches sur l’histoire du crime et de la justice criminelle (1978-1990), Hommage à Yves Castan, Maison des sciences de l’homme, paris, 1990

[3]MUCHEMBLED Robert, Le temps des supplices, De l'obéissance sous les rois absolus XV-XVIII siècle, A. Colin, 1992, Paris

[4] MUCHEMBLED Robert, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne : XVe-XVIIIe, Flammarion, 1991, Paris,  

[5] REVEL  Jacques, « L’envers des Lumières », Enquête, Varia, 1993, [En ligne], mis en ligne le 24 février 2006. URL : http://enquete.revues.org/document170.html. Consulté le 26 octobre 2009.

[6] DELACROIS Christian, DOSSE François, GARCIA Patrick, Les Courants Historiques en France, Armand Colin, 1999, Paris

 

[7] DUBY George, « histoire des mentalités » in SAMARAN Charles (dir), L’Histoire et ses Méthodes, Gallimard, 1961, Paris

[8] VOVELLE Michel, Piété Baroque et Déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, le seuil, 1978, Paris

[9] LLOYD, Geoffey, Pour en finir avec les mentalités, La découverte, 1990, Paris

[10] Ibidem

[11] CHARTIER Roger. Le monde comme représentation. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 44e année, N. 6,1989

[12] VOVELLE Michel, « La religion populaire, problèmes et méthodes », Le monde alpin et rhodanien, 1977, N°1-4, p19

[13] Ibidem

[14] MUCHEMBLED Robert, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne : XVe-XVIIIe, Flammarion, 1991, Paris,  398 p.

[15]MANDROU Robert, De la culture populaire au XVIIe et XVIIIe siècle, nouvelle édition, Paris, Stock, 1975, 234p.

[16] FROESCHLE-CHOPARD Marie-Hélène, Espace et sacré en Provence (XVIe-XXe siècle) Cultes, images, confréries, Edition du Cerf, 1994, Paris, 605 p.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :